Ariane 6 et ses bras cryo : un défi technique
Résumé de l'épisode
Ils mesurent 13 mètres de long et pèsent 20 tonnes chacun. Les bras cryotechniques, qui permettent de remplir les réservoirs de l’étage supérieur d'Ariane 6, sont reliés au lanceur jusqu'au dernier moment. Un défi technique que nous racontent Guy Turzo, ingénieur d'affaires, et Sandrine Courlet De Vregille, responsable qualité et sureté de fonctionnement pour les systèmes mécaniques sol.
Bonjour Guy (G) et bonjour Sandrine (S) !
Bonjour.
Guy Turzo et Sandrine Courlet De Vregille, vous avez travaillé ensemble à la conception des éléments mécaniques d’Ariane 6. Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi consistent vos missions, Guy ?
G : Je suis ingénieur d'affaires, responsable projet, on appelle ça aussi « Design authority ». Ça fait à peu près 10 ans que je travaille sur Ariane 6 et on a participé avec mon collègue, Gilles Revel, sur tous les avant-projets de tous les éléments mécaniques, et en particulier des gros éléments mécaniques, tels que la table de lancement, le mât, les bras cryo et puis tout ce qui est aussi connexion bord/sol.
Et vous Sandrine ?
S : Je suis responsable qualité et sureté de fonctionnement pour les systèmes mécaniques sol, donc je m'assure que, au niveau du projet, toutes nos règles qualité sont bien suivies et appliquées chez nous et chez nos industriels. Et côté sureté de fonctionnement, que tous les systèmes qui peuvent tomber en panne sont techniquement bien sécurisés et que, suite à n'importe quelle panne, on puisse continuer la mission et surtout, on ne mette pas en danger les opérateurs.
Qu’est-ce que ça représente pour vous, le projet Ariane 6 ?
G : Ariane 6, ça reste un peu particulier car j’ai commencé le projet Ariane 6 depuis le début. Il a fallu écrire toutes les spécifications, faire tous les avant-projets, suivre tous les développements mécaniques. C’était vraiment très enrichissant parce qu’on avait tout le retour d’expérience des différents lanceurs, que ce soient les lanceurs européens comme Ariane 5, Ariane 4 et d’autres lanceurs sur lesquels ont été cherché quelques idées pour nos interfaces bord/sol, et puis il s’avère que je vais pouvoir assister au premier lancement, c’est quand même une finalité de tout le travail que j’ai fait sur Ariane 6.
Et pour vous, Sandrine ?
S : J’ai participé à tous les systèmes dont a parlé Guy, car je suis plusieurs ingénieurs d’affaires, et c’est vrai que quand je regarde tout ce que j’ai autour de moi et que je me dis que j’ai une petite pierre qui est à moi dans tous ces systèmes, je suis vraiment contente de ce qu’on a fait tous ensemble. Je ne le répèterai jamais assez, ce n’est pas un travail d’une personne ou de deux personnes, c’est vraiment un travail de tous, du CNES et de tous nos industriels qui font quand même un travail assez fabuleux. Donc Ariane 6, c’est effectivement le plus gros projet sur lequel j’ai travaillé, le plus prenant, le plus passionnant. J’ai du mal à imaginer retrouver encore un projet aussi prenant. J’ai hâte que ce premier lancement arrive et je le regarderai avec un gros pincement au cœur.
Sandrine, Guy, vous avez parlé des bras cryotechniques d’Ariane 6 qui permettent de remplir les réservoirs de l’étage supérieur en carburants, ce qu’on appelle « ergols ». C’est un système qui existait aussi sur Ariane 5 mais là, il y a eu une nouveauté sur laquelle vous avez dû travailler. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
G : La spécificité des bras cryo Ariane 6 par rapport à ceux d’Ariane 5, c’est qu’ils se déconnectent en même temps que l’élévation du lanceur, d’où toutes les questions de sûreté de fonctionnement parce qu’il faut être sûr qu’on arrive à les déconnecter, il faut être sûr qu’on arrive à les rétracter, à les mettre en sécurité le plus loin possible du lanceur quand le lanceur commence à s’élever. Donc c’est vraiment la particularité d’Ariane 6. Et c’est ce qui nous a valu quand même de passer énormément de temps sur le dimensionnement de ces bras cryo, énormément de temps sur leur qualification, faite à deux endroits différents : en partie à Fos-sur-Mer pour faire toute une première qualification industrielle, la deuxième partie de la qualification a été faite en Guyane. Et ceci a terminé la qualification complète de nos ensembles : bras cryogéniques et caissons MANG, qui est un petit peu la contrepartie des bras cryo mais sur le premier étage du lanceur.
Et vous Sandrine, comment avez-vous travaillé avec Guy sur ce système ?
S : Comme l’a dit Guy, c’est un système très critique qui doit se déconnecter obligatoirement quand le lanceur décolle, mais aussi qui ne doit pas se déconnecter intempestivement avant que lanceur décolle parce qu’après, pour vidanger le lanceur, c’est très compliqué. Nous faisons des analyses de risque de toutes les pannes de nos systèmes, qui entraînerait soit une ouverture trop tôt, soit une ouverture trop tard, et on met en place toutes les redondances nécessaires pour que ce système puisse continuer à fonctionner ou qu’il n’y ait pas de panne sur ce système et qu’il se déconnecte trop tôt. Donc ça, c’est pour la partie sureté de fonctionnement.
Et puis pour la partie qualité, tout au long des réunions de travail qu’on a avec nos industriels, on trace toutes les actions, tous les points durs et anomalies qu’on identifie et on s’assure qu’on n’oublie rien. Donc on travaille en étroite collaboration avec nos industriels, qui ont aussi de leur côté des ingénieurs qualité, des ingénieurs sureté de fonctionnement pour s’assurer que tout se passera bien pour tous les lancements.
Est-ce qu’il y a des accomplissements, des fiertés particulières dont vous voudriez parler, Guy ?
G : On est parti de la feuille blanche pour faire tout ce qui était avant-projet, écriture de spécifications techniques, discussions avec les différents industriels dès le début des contrats pour mettre en place les meilleures solutions conformément à toutes nos spécifications. On a vu la fabrication petit-à-petit de tous nos éléments, donc on voyait que ce qu'on avait spécifié, ce qu'on avait conçu sur du papier commençait à prendre forme. Et puis, ce qui était étonnant, c'était la taille des éléments qu'on mettait en œuvre parce que, une table de lancement, c'est un carré de 20 mètres quasiment sur une hauteur de 2 m 50, donc ça, c'était déjà une satisfaction où on voyait les premières choses s'accomplir.
Après, en ce qui concerne surtout les bras cryo et les caissons MANG, on a fait toute une partie de qualification où là, on voyait nos éléments qui commençaient à remplir les fonctions qu'on leur demandait de remplir. Après, on a transporté tous ces éléments en Guyane, on les a tous montés petit-à-petit sur le massif, donc tout ça, ça a vraiment été un moment assez fort, effectivement, de voir qu’on est parti de rien et qu'on arrivait à un système complet.
Maintenant, un des moments forts qui va arriver, c'est le premier vol, parce que c'est un autre challenge : il faut absolument que les choses se passent comme on a dit qu'elles devaient se passer.
Et vous Sandrine, des moments forts ?
S : J'ai énormément de moments forts mais le dernier, parce que c'est un peu pour ça qu'on a travaillé autant, ça a été l'ouverture des bras avec le lanceur au milieu. On s'est dit : « Ca y est, on l'a fait ! »
On a fait énormément d'essais, on a eu des moments où on s'est dit « on n’y arrivera pas » et puis on est resté tous soudés, on a créé un peu une famille, la famille des PCC. L'industriel a proposé des solutions qui ont été validées par nous, des fois non validées, on a essayé d'autres choses, on a dépouillé un bras pour le remettre sur l'autre… Pendant 2 ans, ça a été quand même très difficile, mais il y a eu aussi de très bons moments.
Un très grand moment fort pour moi, ça a été quand tout a été démonté, que j'ai vu partir tous les éléments un par un de Fos-sur-Mer et que je me suis retrouvée au milieu de la plateforme avec plus rien, alors que ça faisait deux ans qu'on habitait presque là-bas, donc un petit pincement au cœur en me disant : « Voilà c'est fini et qu'est-ce qui va se passer plus tard ? »
Et il y a une phrase que je retiendrai, de quelqu’un qui m'a dit : « Mais je ne comprends pas pourquoi vous avez passé autant de temps à Fos-sur-Mer parce que, votre système, il marche super bien », donc ça, ça m'a un peu scotchée parce que je me suis dit : « Mais c'est vrai, tout ce qu'on a fait, ça n'a pas été fait pour rien. »
Au niveau mécanique, on est quand même fiers de ce que tout le monde a fait !
Guy, à chaque jour qui passe, le lancement approche ! Dans quel état d’esprit êtes-vous et est-ce que vous savez où vous serez le jour du lancement ?
G : Tout est fait. On part avec une confiance dans tout le travail que l'on a fait. Alors, en ce qui me concerne, en tant que « Design authority », autorité de conception sur les éléments mécaniques, je serai dans une salle avec les différentes autorités de conception, que ce soit les fluides, la mécanique et puis les autres systèmes d'Ariane 6, et puis on sera là à attendre le décompte final, en espérant qu’on n’aura pas d'interruption, qu'on ne sera pas sollicités parce que, si on n'est pas sollicité pendant cette phase-là, c'est que tout va bien !
Un lancement, c'est toujours un moment de stress parce que, ça prend toujours du temps, on a l'impression que c'est toujours très long, sauf que, quand on arrive au dernier moment, dans les dernières six minutes, alors là, ça passe à une vitesse complètement folle, et puis on se rend compte qu'on est au décompte final comme ça, d'un coup, on est à « 10 » et puis ça commence « 9, 8 » et à ce moment-là, je serai quand même inquiet et j'aurai un peu de stress, mais bon, ça va bien se passer !
Et Sandrine ?
S : Comme pour les essais, j'irai « donner un coup de main » aux équipes opérationnelles quelques semaines avant le tir pour vérifier que la configuration est la bonne. Je ne sais pas si je serai plus inquiète le jour du lancement ou au moment où je vais quitter la zone de lancement, parce que je sais que je vais me dire : « Qu'est-ce qu'on a oublié, qu'est-ce qu'on a oublié, qu'est-ce qu'on a oublié ? »
Je ne serai pas forcément dans une salle, je serai à l'extérieur, ça sera peut-être mieux, ce sera peut-être moins stressant ! Parce que côté mécanique, une fois qu'on a fini tout ça, une fois que le portique est retiré et qu’on est parti, on ne peut plus avoir accès à la zone de lancement.
Je ne vais pas dire que je ne vais pas stresser mais je vais quand même être super confiante parce qu'on a vu que ça marchait et on ne peut pas s'empêcher quand même d'avoir toujours peur d'avoir oublié quelque chose. Les 6 minutes d'avant, les « 10, 9, 8, 7, etc. », ça va être absolument horrible ! Je suis persuadée que je ne louperai aucun lancement Ariane 6 pour regarder si les bras s'ouvrent, le chariot des caissons se retire, les casquettes se ferment, la table tient bien, voilà que tout ce qu'on a fait, ça reste là et que et que tout se passe bien. A n'importe quelle heure de la nuit, je pense que je me lèverai pour voir si tout est toujours OK.
Et avant de se quitter, est-ce que vous aimeriez ajouter quelque chose, passer un message ?
S : Merci à nos industriels qui nous suivent et qui nous supportent, merci à mes ingénieurs d'affaires qui me supportent, et merci aux auditeurs qui nous écoutent et qui, j'espère, auront compris tout ce qu'on a raconté !
G : Merci de nous avoir écouté et puis on se donne rendez-vous dans très peu de temps pour le premier lancement !
Merci à vous deux !