Programme : Les voix d'Ariane 6

Ariane 6 et son pas de tir : un chantier hors du commun

21 Mai 2024 - 10 minutes
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Résumé de l'épisode

Au Centre Spatial Guyanais, la sous-direction développement sol du CNES est en charge de la construction des ensembles de lancement, qui permettent aux fusées de quitter la Terre afin d’accomplir leurs missions dans l’espace. Le chef du service, Serge Mahé, revient dans cet épisode sur les moments forts du chantier d’Ariane 6.

Bonjour Serge !

Bonjour.

Serge Mahé, vous êtes le chef du service Sous-direction sol en Guyane.
Votre direction est en charge de la construction des bases de lancement au Centre Spatial Guyanais. Votre rôle est d’encadrer toutes les équipes qui suivent la construction des bâtiments nécessaires à l’exploitation de la fusée, l’installation des équipements et la qualification de tous les moyens sol.
Alors pour commencer, dites-nous, Ariane 6, qu’est-ce que ça représente pour vous ?

C'est assez particulier je dirais, parce que c'est la construction d’une base de lancement que j'aurais vue depuis le début. Ça m'a permis de vivre un peu cette ambiance d'équipe qui pour moi est assez primordiale parce que tous ces projets-là qui sont d’une grande envergure, ce sont des projets sur 25-30 ans, ce sont des souvenirs qui resteront dans la mémoire de beaucoup de monde, et on n’en vit pas tous les quatre matins, la construction de base de lancement, surtout pour un lanceur lourd comme Ariane 6. C'est un lanceur institutionnel avec une complexité très intéressante à gérer.

Pour revenir plus en détails sur votre rôle dans le projet Ariane 6. Quelles ont été les grandes étapes pour vous ?

En 2015, on a commencé la construction : terrassement, construction des premiers bâtiments. En 2018, on a commencé à réceptionner les systèmes installés, on a monté les équipes et on a commencé cette phase de qualification, qui permet de tester que tous ces moyens sont opérationnels, fonctionnels.
Il y a eu l’arrêt Covid aussi en 2020 qui a eu un impact, à peu près un retard d'un an sur le projet, le temps de redémarrer après derrière. Par la suite, on a donc repris les essais de tous ces moyens, les moyens mécaniques, les moyens fluides, tous les moyens de contrôle de façon unitaire et après on a fait fonctionner tous ces moyens ensemble.
On faisait à peu près un essai par mois. Il faut savoir que, par essai, on pouvait avoir jusqu'à 1000 mesures qui étaient faites. On exploitait toutes ces données, s'il y a des modifications, on les prenait en compte, pour préparer l'essai suivant qui arrive 30 jours après. On a tenu quand même une cadence remarquable dans ces essais et, à chaque fois, on est arrivé à s'améliorer et à optimiser ces essais.
Mon job à moi, c'était aussi de m'assurer, avec les équipes, que tous les moyens des installations au sol, qu'on avait qualifiés depuis un certain temps, étaient opérationnels. On maintenait tous ces moyens et on les rendait prêts pour chacun de ces essais.

Serge, vous le disiez, c’est aussi vous qui avez dû gérer la fermeture du site au moment du confinement Covid. Racontez-nous comment ça s’est passé…

Ça a été un moment assez particulier parce que, quand on nous a prévenu qu'il fallait que l'on ferme, on avait 3 jours pour fermer la base. Il y avait aux alentours de 700 personnes qui étaient sur site, 700 industriels qui travaillaient sur tous les bâtiments. Là, j'ai commencé à appeler tout le monde et on s'est débrouillés, avec toutes les équipes, pour commencer à mettre en sécurité tous les moyens, à arrêter tous les chantiers qui étaient en cours. On a commencé à mettre en place des rondes : tous les trois jours, on allait faire des rondes sur le site avec une dizaine de personnes, des industriels, pour vérifier que tous les moyens étaient fonctionnels et qu'il n’y avait pas de problématique. On a fait ça pendant un bon mois. On s'est rendu compte que rapidement la nature a commencé à reprendre ses droits car on se retrouvait parfois avec des animaux qui n’étaient pas très loin de nous. C'était assez particulier, un peu hors du temps.

Et auriez-vous d’autres moments forts à partager avec nous ?

Des moments forts, il y en a eu quand même beaucoup. Au tout début, quand on est allé chercher les zones de lancement, on s'est retrouvé dans la savane à essayer de sonder pour trouver les meilleures zones de lancement, donc on y allait en 4x4, et plusieurs fois les 4x4 se sont embourbés, donc on s'est retrouvé dans la vase dans le milieu guyanais et dans la savane guyanaise jusqu'aux genoux.
Les premiers travaux de terrassement : comme la base de lancement doit être posée sur un socle granitique, on s'est retrouvé à creuser l'emplacement de la zone de lancement elle-même, où serait posé le lanceur, et on a donc dû utiliser de la dynamite. Il y a eu quelques explications aussi pour justifier qu'on transportait des explosifs sur la route.
Quand on a avancé dans la construction, on a construit le fameux portique mobile qui permet de protéger le lanceur quand il est sur son pas de tir ; un portique mobile qui recule de 140 mètres 4 heures avant le décollage. Et là, on s'est retrouvé avec un équipement de 8500 tonnes – c’est le poids de la Tour Eiffel – à faire bouger pour le faire reculer. Tout le monde se disait mais « Est-ce que ça va bouger ? ». Et quand on a fait le roulage avec un pilote tout seul au niveau de son pupitre qui, avec son joystick, a lancé le recul ; là, le portique avançait tout seul. Il y avait pas mal de monde pour voir ça et ça s’est très bien déroulé. Et malgré le nombre de transferts, le nombre de mouvements qu’on a faits avec le portique mobile, on est toujours autant surpris de bouger une telle masse si simplement.
Et dans les moments importants, c'est quand on a allumé le moteur Vulcain pendant 400 secondes et quand on a vu qu’il fonctionnait, ça a été une explosion de joie un peu pour tout le monde parce que c'était la consécration un peu de toutes ces années de travaux, d’essais réalisés, de qualification des moyens. On en a profité aussi après pour se détendre et faire une fête bien méritée. C'est des moments qui permettent aussi de regrouper tout le monde, donc il y a une équipe soudée qui s'est forgée au fur et à mesure.

Justement, aujourd’hui, dans quel état d’esprit sont les équipes ?

Ce sont des équipes qui sont engagées depuis le début, qui ont passé beaucoup d'heures pour en arriver là, avec tous les essais dont je vous ai parlés depuis le début : le chantier, les essais. Nous, notre objectif au CNES, ça a toujours été d'amener les gens jusqu'au bout, qu’ils voient la réalisation finale qui est le lancement. Toutes les équipes sont motivées, et donc on a une équipe qui a atteint une maturité technique remarquable.

Serge, maintenant c’est la dernière ligne droite, le lancement approche. Comment vous sentez-vous ?

Je n’ai jamais été blasé par les lancements, tous les lancements que j’ai vus : les premiers c’étaient Ariane 4, Ariane 5, les Véga, les Soyouz, donc j’attends avec impatience le lancement d’Ariane 6 et puis c’est quand même une bonne partie de vie. On est tous dans l’attente de voir se concrétiser ce lanceur. On sait l’importance qu’il a pour l’ESA, pour l’Europe, pour la France, tout le monde est très motivé par rapport à ça. Ça sera un moment fort, c’est clair.

Et qu’est-ce que vous ferez ce jour-là ?

Le jour J, je serai en salle de contrôle. Mon job à ce moment-là sera de surveiller que tous les moyens de sol sont opérationnels. Il y a tous les moyens énergie, les moyens clim, tous les moyens mécaniques, fluides. On se sera assuré pendant les jours précédents que tout est opérationnel et que tout reste opérationnel. Je me mettrai un peu en retrait et regarderai toutes les équipes CNES, mes équipes, les équipes d’ArianeGroup et les équipes de l’ESA, dérouler tous ces essais. On suivra aussi le décollage, ce qu'on appelle en « chrono positive » – dès que le lanceur a décollé – on va suivre toute sa phase de vol. Le lanceur en vol va émettre de la télémesure et donc cette télémesure, qui sont des données, est reçue au niveau d'antennes au sol qui permettent, en les analysant, de pouvoir le positionner précisément dans l'espace. C'est aussi la Direction du transport spatial et la Sous-direction développement sol qui a fait évoluer ses systèmes avec les équipes du Centre spatial guyanais.

Après ce premier vol, comment voyez-vous l’avenir d’Ariane 6 et du Centre Spatial Guyanais ?

L'avenir d'Ariane 6, il est radieux. On a à peu près 30 lancements qui sont vendus. On travaille actuellement sur ce qu'on appelle les évolutions d'Ariane 6 : on se projette déjà sur l'évolution de la cadence et sur l'évolution des performances d'Ariane 6.
Le Centre Spatial Guyanais est très bien placé par rapport à sa position sur l'équateur, mais aussi par rapport à tous les services qu'il offre, donc en parallèle, une de mes fonctions aussi, c'est de suivre la construction qu'on est en train de réaliser actuellement de bases de lancement pour les micro-lanceurs. Et à partir du second semestre 2024, on va récupérer aussi la base de lancement Soyouz. On va la réutiliser pour en faire une base de lancement où il y aura, à termes, deux pas de tir pour des opérateurs de micro-lanceurs, de mini-lanceurs ou de moyens lanceurs. Il y a donc beaucoup d'enjeux, sans oublier aussi, l'autre lanceur institutionnel de l’ESA qui est Vega. On va aussi avoir une cadence avec 17 lancements vendus pour l'instant.
Il est important pour nous aussi que la Guyane profite du développement du spatial et qu'on puisse embaucher des jeunes guyanais, c'est ce qu'on fait régulièrement dans nos formations.
Le CSG a un objectif de verdissement également, on va vers plus d’environnement, on installe des panneaux solaires, on va installer des centrales biomasse. On travaille dessus et c'est aussi un de mes jobs.
Et effectivement, par rapport au vol habité, on espère toujours voir notre ami Thomas Pesquet décoller de la Guyane un jour. Après, c'est un challenge, ce n’est pas pour tout de suite, c'est du moyen terme à partir de 2030 ou 2035, mais on ne désespère pas qu’un jour ça arrive.

Et plus globalement, vers quoi évolue le spatial européen ?

Le spatial européen s'oriente vers l'observation de la Terre pour les aspects climatiques et le développement de l'aspect exploration. Il y a des décisions importantes qui ont été prises sur la création de cargos, qui iront ravitailler la Station spatiale internationale mais pas que. Il y a en projet la construction de plusieurs stations internationales privées et donc l’ESA a lancé un programme de cargos qui permettraient de ravitailler ces stations spatiales. À termes aussi, continuer dans l'exploration lunaire pour participer à l’installation d'une base lunaire et qui permettrait après, pourquoi pas, de pouvoir faire des départs vers Mars. Ce volet exploration spatiale est très fort, il y a de la concurrence mais, encore une fois, Ariane 6 est très bien implantée. il y a une forte volonté de positionnement sur le spatial en Europe. On a la volonté et on a, au niveau européen, la capacité de le faire.

Merci beaucoup, Serge Mahé !

Merci à vous.

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