Ariane 6 : les étapes jusqu’au lancement
Résumé de l'épisode
Jean-Philippe Sire, coordinateur des opérations de lancement au Centre Spatial Guyanais, présente le déroulé des étapes qui mèneront jusqu’au décollage.
Bonjour Jean-Philippe !
Bonjour.
Jean-Philippe Sire, vous êtes actuellement au Centre Spatial Guyanais. Vous travaillez sur Ariane 6 depuis le début, ça va faire presque 10 ans. Dites-nous pour commencer, Ariane 6, qu’est-ce que ça représente pour vous et dans votre carrière ?
J'ai commencé au CNES sur les lanceurs, sur Ariane 5. Pour moi, Ariane 6, c’est l’aboutissement d’une carrière parce que j'ai toujours voulu faire comme mes prédécesseurs et être sur un projet qui arrive tous les 30 ans, de refaire tout un ensemble de lancement pour un nouveau lanceur. C'était une chance de me retrouver dans cette génération avec des compétences qui allaient bien pour pouvoir être choisi. Pour moi, oui, c'est vraiment le point d'orgue de ma carrière.
Pour un ingénieur, de partir de la feuille blanche sur un projet comme ça, de coordonner tout un tissu industriel avec des spécifications qu'on a imaginées, et d'arriver en Guyane pour intégrer, remonter ce système, le qualifier et enfin le voir travailler dans les conditions réelles, avec une vraie coiffe ou un vrai lanceur, c'est vraiment une aventure qui est unique et j'ai beaucoup de chance pour ça.
Vous avez occupé des postes différents au fil de l’aventure mais, aujourd’hui, quelle est votre mission ?
Je coordonne l'ensemble des opérations qui vont nous amener jusqu'au premier lancement. Notre équipe pilote l'ensemble des équipes sur chaque domaine (mécanique, fluide, commande contrôle, électrique etc.). Notre rôle, c'est de planifier de semaine en semaine, métier par métier, toutes les opérations qu'on doit enchaîner, dans un ordre particulier, et se revoir tous les jours quasiment pour mettre à jour ces avancements.
Et avant d’occuper ce poste, vous faisiez quoi ?
Avant de faire de la coordination d'équipe, j'ai fait la conception.
Sur l'ensemble des moyens mécaniques qui sont utilisés sur les opérations Ariane 6, j'ai conçu le moyen de transport qui va amener le lanceur du bâtiment d'assemblage à la zone de lancement, qui permet de verticaliser l’étage principal et de le mettre sur la table de lancement.
L’autre système aussi qui est un autre moyen de transport, celui de la coiffe. La coiffe, c'est l’ogive qui est refermée sur le satellite dans un autre bâtiment. Il faut transporter cet ensemble encapsulé vers le pas de tir, donc là aussi, il y a un énorme moyen de transport qui pèse 130 tonnes, qui prend 6 mètres de large sur la route, et qui comprend tous les systèmes de climatisation, tous les systèmes de propreté parce qu'il faut alimenter, pendant ce transport, les satellites dans les mêmes conditions que leur intégration.
En tant que coordinateur des opérations de lancement, vous supervisez aussi le remplissage du lanceur, qui se fait avec des carburants liquides et cryogéniques. Quel est le process mis en œuvre pour ce remplissage ?
C'est un process extrêmement complexe qui est piloté complètement à distance, puisqu'il y a un vrai risque de faire sauter cet ensemble puisque les deux carburants sont extrêmement délicats à manipuler. On manipule donc à distance, avec des programmes automatiques, des centaines de vannes pour faire passer le carburant d'un point à un autre, tout en maîtrisant les températures, les pressions, en étant toujours capables de vidanger, de revenir en sécurité et ainsi de suite. Mais c'est vrai que c'est un peu stressant quand on découvre ça et qu'on se retrouve à la tête de l'organisation.
Jean-Philippe, j’aimerais maintenant qu’on parle des grands moments que vous avez vécus pendant cette aventure. Déjà, des moments de fierté, est-ce que vous pourriez nous citer un ou deux exemples ?
Il y en a un premier qui est le moyen de verticalisation. C'est des choses qui, dans le secteur spatial tous pays confondus, se voient rarement, donc c'est un peu « une première ». Forcément, ce moment-là, quand on est à la conception, on imagine le jour où, la première fois, on va réussir à verticaliser la première maquette. C'est 40 mètres de long, c'est 40 tonnes. Le côté fou et dingue, c'est ce moment où on y arrive, on crie tous en bas, il y a presque des pleurs car c'est un aboutissement, c'est beaucoup d'efforts, beaucoup de gens qui se sont relayés. C'est des moments en effet qui sont extrêmement forts.
Et puis, plus récemment, quand on a allumé le moteur principal, on savait tous que c'était l'étape fondamentale pour commencer à envisager réellement un lancement dans les mois qui suivent. Là aussi, on a ressenti une grande émotion dans toute l'équipe et une grande fierté, se retrouver vraiment avec une équipe resserrée et se dire « On l’a fait ».
Vous auriez des anecdotes à ce sujet ?
Sur le moyen de transport de la coiffe, c'était tellement prenant que le responsable de l'opération à la fin, il s'est allongé par terre, les bras en croix, et on a tracé à la bombe de peinture son empreinte sur le sol qui est restée pendant un moment ! Parce qu'il était à la fois épuisé et soulagé qu'on soit arrivé au bout de ces essais. Il y a des moments comme ça qui sont en effet des moments humains extraordinaires, et puis en même temps techniques, parce qu’on coche les cases.
Ce qui ressort de ce que vous me dites, c’est qu’Ariane 6, c’est aussi une aventure humaine !
Je pense que dans ce genre de grand programme, il faut vraiment mettre le côté humain en avant et de façon centrale sur nos activités, parce que la technique, on la maîtrise, on peut être très précis sur beaucoup de choses. Par contre, l'aspect humain, quand on doit coordonner 500 à 600 personnes par jour sur un chantier avec toutes nationalités – des Tchèques, Croates, Espagnols, Italiens, Belges, Anglais, Allemands – c'est vraiment une aventure humaine dingue parce qu’on a des façons de faire et de s’organiser qui ne sont pas les mêmes. Pour le CNES en tout cas, c'était un rôle fédérateur de devoir faire travailler ensemble toutes les nationalités et faire fonctionner tout ça. Pour les phases opérationnelles, c'est une autre phase qui, elle aussi, est très humaine puisqu’on est avec des experts de tous les niveaux, donc on est vraiment en train de discuter de sujets extrêmement pointus et, en même temps, il faut arriver à trouver des consensus.
Jean-Philippe, le lancement approche ! Dans quel état d’esprit êtes-vous et comment vous sentirez-vous le jour J ?
C'est une vraie question, je me la pose encore moi-même ! Parce que ce sera la première fois que je coordonnerai un premier lancement. Il faut qu'on soit concentré et on le sera parce qu’il y aura tellement de choses à faire ce jour-là que de toute façon, on est forcément pris par l'événement. Donc, je me doute que le cœur va commencer à battre quand on va approcher de la séquence synchro parce que je l'ai vécu quand on a allumé le moteur, quand on laisse l’automatisme faire, il y a une vraie montée d’adrénaline qui vient, on le sent, le cœur accélère, comme si on allait sauter à l’élastique, c'est quelque chose de très particulier ! Je suppose que le jour du lancement, ce sera encore plus fort. On s’y prépare mais on est confiants, on est très déterminés.
Et ce fameux jour du lancement, dites-moi, comment le voyez-vous ? A quoi ressemblera votre journée ?
On se retrouve un jour avant dans la salle de contrôle et on commence à dérouler ce qu'on appelle une loop de chronologie, c'est-à-dire un enchaînement d'opérations qui a été revu spécifiquement, et toutes les entités sont réunies dans une même salle.
Ça commence par une partie mécanique : on commence à préparer tous les circuits pour pouvoir faire le remplissage. Ensuite, on fait le remplissage, qui dure à peu près 4h. Par la suite, on est dans des séquences qui deviennent de plus en plus automatiques. Chaque système va avoir une fiche de points à franchir et nous, en tant que coordinateur, on a la synthèse de ça, et quand tout est atteint, c’est la synchro générale. À partir de là, on peut donner la main à l’autre centre de contrôle, qui lui, attend que le lanceur soit prêt, pour procéder au lancement.
Une fois qu'on a donné la main et que le lancement va à son terme, le travail n’est pas terminé parce qu'on a encore des carburants qui sont encore dans les stockages, on a encore tout un tas de lignes pleines de gaz qu'il faut assainir, il faut donc 6h pour tout remettre en ordre de fonctionnement derrière, pour pouvoir ré-accéder à la zone et pour aller inspecter.
Pour terminer, je voulais parler avec vous de l’avenir, notamment l’avenir d’Ariane 6 mais aussi du spatial en général : comment voyez-vous les choses ?
C'est évident qu'on est sur un moment charnière du spatial, en Europe mais dans le monde aussi, on voit bien que c'est en train de basculer dans un monde plus agile. Il y a vraiment la volonté de faire du spatial plus ouvert, plus accessible, et de le dire, de le montrer.
Ariane 6, ça va rester l’un des lanceurs les plus lourds sur le marché. On l’a tous perçu comme le lanceur de la continuité, car Ariane 5 était devenu obsolète. C’était un super lanceur, d'une efficacité, d'une performance redoutable mais il avait 30 ans, il était donc obsolète de par sa conception. C’était très important que l'Europe se resserre autour d'un grand programme, je pense qu’avec Ariane 6 c'est le cas. Ça a permis de reformer toute une génération d'ingénieurs dans tous les domaines et dans toutes les grandes nations qui sont actrices du spatial en Europe.
Est-ce que l'un des débouchés d'Ariane 6 et de cet énorme pas de tir qu'on a fait, ça ne pourrait pas être du vol habité ? Je pense qu’on en rêve tous en Europe, peut-être que ça pourrait être intéressant comme gros défi !
Merci beaucoup Jean-Philippe et saluez toutes les équipes qui travaillent avec vous !
Merci à vous.