Ariane 6 : qui appuie sur le bouton rouge ?
Résumé de l'épisode
Pierre Spizzi est spécialiste sauvegarde vol. Avec son équipe, il doit évaluer la dangerosité d’Ariane 6 et surveiller son comportement au décollage pour protéger les populations, les biens et l’environnement proche de la base. En cas de besoin, il peut appuyer sur le fameux bouton rouge pour détruire le lanceur…
Bonjour Pierre !
Bonjour.
Pierre Spizzi, vous travaillez depuis quatre ans et demi sur Ariane 6 au Centre Spatial Guyanais, où vous êtes « spécialiste sauvegarde vol ». Avant de nous expliquer en quoi ça consiste, dites-nous ce que le projet Ariane 6 représente pour vous ?
C'est un projet qui est important pour moi, dans ma carrière, car c'est le lanceur européen et il est aussi européen dans sa conception et dans sa manière d'être fait, donc il y a aussi cette fierté et cette responsabilité de travailler sur un lanceur qui est quand même un travail collectif de plusieurs pays pour arriver à proposer quelque chose sur la capacité d'autonomie européenne.
Et alors la sauvegarde vol, qu’est-ce que c’est exactement ?
En Guyane, le CNES doit vérifier que le lanceur est conforme à la législation française, c'est-à-dire en termes de respect des règles de sécurité pour protéger les populations qui sont en Guyane, autour de la base de lancement. On élabore des systèmes de surveillance, des limites, qui protégeront les populations le jour du lancement avec les informations qui nous sont données par les opérateurs de lancement. Et, si jamais le comportement est jugé non conforme, on a la capacité de le détruire.
Mais pour éviter d’en arriver là et de devoir détruire le lanceur, on imagine que vous faites plein de vérifications en amont…
La première étape est de suivre la conception du lanceur sur la partie qui va être liée à la sauvegarde vol, c'est-à-dire toute la capacité du lanceur à se neutraliser, c'est-à-dire à exploser, et aussi à se localiser pour s'assurer que tout ce qui va participer à neutraliser le lanceur est mis dans le lanceur de la bonne manière, au bon endroit, dans les bonnes conditions de température, de mécanique etc. Et donc ce sont des choses qu'on va vérifier avec le support de toutes les expertises du CNES dans ce cadre-là.
Après, on accompagne le fabricant du lanceur jusqu'à la fin : on va vérifier que les tests qu’ils font, on considère que c'est bon pour nous, que les modélisations qu'ils ont fait au niveau du lanceur, de comment il va se comporter en vol etc., ça nous va aussi. Donc ça, c'est tout le développement qui est la partie un peu cachée mais qui est la partie la plus importante de notre travail.
L'opérateur de lancement nous donne la trajectoire, c'est-à-dire là où va passer le lanceur. Nous, on doit surveiller cette trajectoire-là : on doit dire qu'on estime que la trajectoire est conforme ou non vis-à-vis de la loi, c’est-à-dire qu'elle est dangereuse ou pas vis-à-vis des populations et donc on va valider pour le compte du CNES et donc pour le compte, in fine, de la France, le fait que la trajectoire est autorisée.
Et si vous deviez faire exploser Ariane 6, comment ça se passerait ?
En amont, on a dû étudier : qu'est-ce qui se passe quand un lanceur explose ? C'est là où il y a un énorme travail technique qui est fait pour modéliser toutes ces étapes-là, c'est-à-dire qu’on a essayé d'établir des zones de retombées de ce qu'on appelle les débris. Donc les débris, ce sont les morceaux du lanceur après avoir fait exploser la fusée. Nous nous engageons à ce qu’il n’y ait aucun débris qui retombe dans des zones interdites et qui sont fixés par des applications réglementaires. Et donc le jour du lancement, on suit les conditions météo car au niveau du lancement, le vent va jouer sur le fait de déplacer les débris dans un sens ou dans un autre.
Après, on récupère également la donnée du lanceur, de la télémétrie, elle nous permet de voir le comportement du lanceur : savoir si, par exemple, il y a des problèmes dans les propulsions, s'il y a des problèmes sur les différents équipements, ce qui nous permettraient de dire « Il y a un truc qui se passe. »
Notre objectif est d'arriver à identifier une dangerosité du lanceur le plus rapidement possible. Cette réactivité, elle s'acquiert par l'entraînement pour justement acquérir des réflexes de communication entre les membres de l'équipe, on a des langages qui sont codifiés pour être le plus efficace possible. Même s'il n’y a qu'une personne qui appuie sur le bouton, la décision est collective parce qu'elle est partagée entre nous.
Pierre, quand vous repensez au chemin parcouru, quels moments forts vous ont particulièrement marqué ?
Il y a un peu plus d'un an maintenant, il y a ce qu'on appelle les essais combinés qui ont débuté. Ce sont les essais où on teste le fonctionnement de la base, et dessus, on a une maquette du lanceur qui est mise en place et on commence à tester le fonctionnement de la base avec un lanceur. Là, c'est des moments qui sont sympas parce qu’on rentre en opération, c'est-à-dire un peu comme si on était un jour de lancement. Il y a l'excitation dans le contexte d'un lancement. On commence à voir des caméras qui prennent des images d'un lanceur qui est sur le pas de tir, on commence à voir tout un nombre de choses qui se mettent en œuvre et qui font que l’on réalise que c'est concret. Et après, il y a le premier allumage Vulcain avec les images du moteur qui démarre, avec toute la fumée, tout l'environnement acoustique qu'on peut imaginer. On réalise que c'est un vrai objet, et donc là on voit qu’on rentre dans la réalité.
D’ailleurs, depuis que vous êtes en Guyane, vous avez pu observer plusieurs lancements. Quelle est l’ambiance sur place ?
Quand il y a un jour de lancement, tout le monde va sur la plage ou va à un endroit pour observer le lancement parce que ça reste toujours un moment qui est très particulier. Et, le silence se fait au moment où on sait que le lancement arrive. Quand c'est la nuit, on va voir la lumière qui va arriver avec une boule de lumière qui est titanesque, qui éclaire, c'est comme un soleil qui éclaire la Guyane, sauf que ça vient du sol. Et quelques secondes, une dizaine de secondes après, on a une onde acoustique, donc on a un son très grave qui arrive. Et quand c'est un objet qui est à plusieurs kilomètres de vous, qui l'émet et que vous le ressentez dans votre corps, vous arrivez à vous rendre compte que ce n’est pas anodin, c'est vraiment un objet qui est en train de décoller, qui va aller dans l'espace, qui est atypique.
Et pour Ariane 6, vous ne serez plus observateur mais vous serez pleinement impliqué dans le lancement. Quel est votre état d’esprit aujourd’hui ?
C'est un premier modèle de vol et on sait que le risque est plus important sur les premiers modèles que quand le lanceur existe depuis plusieurs années. Donc il y a cette responsabilité-là de savoir qu'on est sur un vol inaugural, donc le premier ; de savoir aussi qu'on a le rôle et la capacité à autoriser ou pas le lancement. Ces actions-là ne sont pas anodines d'un point de vue politique, d'un point de vue industriel, donc ça on en a conscience. Ça demande beaucoup d'échanges entre nous et beaucoup de compréhension technique, de confirmation les uns des autres.
On a une ambiance collective et de groupe qui est quand même très bonne au niveau de la sauvegarde, ce qui fait que l’on sait qu'on peut compter les uns sur les autres pour arriver à gérer les moments où ça va être plus tendu. Il va falloir qu'on fasse des choses très rapidement, prendre des décisions un peu dans l'urgence parce qu'il y aura des choses qui ne vont pas fonctionner comme on espérait. Mais ça, je sais que l'expertise du CNES et l'expertise de la base, dans ce cadre-là, est très efficace.
Pierre, comment va se passer pour vous et votre équipe le jour J ? A quoi va ressembler votre journée ?
On se met en place quelques heures avant le décollage. Là, on est dans une ambiance avec des micros qui sont allumés partout, on déroule les procédures, on vérifie que tous nos systèmes sont en marche, que tout fonctionne correctement etc. La concentration se fait. On se met dans une bulle de silence, on s'isole, on éteint les lumières pour être le plus vigilants possibles par rapport aux écrans qu'on va surveiller. Arrive le décollage, on surveille la période de décollage.
Quelques dizaines de secondes après, quand on surveille la trajectoire, on a une vibration qui passe au-dessus de nous, qui nous fait dire que c'est un vrai jour, qu’il y a un vrai lanceur qui est en train de passer au-dessus de nous. Les dialogues vont alors très vite, on envoie très vite les informations pour être sûrs de ne pas faire de bêtise.
Et après, on considère que l’on n’a plus les capacités d'intervenir depuis la Guyane. Donc on surveille toujours le lanceur mais on est dans une autre phase où on alerterait les autorités compétentes (aériennes, étatiques et autres) en fonction de la situation.
Quoi qu'il arrive, on fait toujours un débrief après. On a la capacité de recueillir les données et d’avoir le retour d'expérience qui nous permettront de savoir pourquoi ça ne s'est pas passé comme prévu et qu'est-ce qu'on peut faire pour l'améliorer ? Optimiser à chaque fois ces choses-là, c'est notre travail du quotidien.
Et pour terminer, dites-nous pourquoi c’est important, pour vous, de participer à l’aventure spatiale ?
Le spatial, ça reste une aventure d’exploration d’au-delàs, d’exploration de ce qui peut se faire en dehors de notre Terre. Ça permet aussi de mettre en valeur la Terre puisque ça permet de montrer la fragilité de notre planète. Et l’espace participe à ça, ça participe aussi à la conquête de notre environnement, même si c’est un environnement hyper difficile et hyper exigeant. Effectivement, la Guyane, elle a un rôle et elle participe à l'aventure humaine dans ce cadre-là.
Merci beaucoup Pierre et bon courage jusqu’au lancement !
Merci ! Je voulais juste en profiter pour remercier tous mes collègues. J'espère qu’il y aura un bel objet qui va décoller et qui fera le bonheur de tous ceux qui ont travaillé dessus pour aller de l'avant.